L’interview exclusive de Timothee Au Duong, gérant de fonds equity chez Edmond de Rothschild, offre une plongée détaillée dans le tumultueux monde de l'intelligence artificielle sur les marchés financiers. Alors que Nvidia et Microsoft atteignent des sommets boursiers vertigineux, la question cruciale qui plane est celle de savoir si nous sommes à l'aube d'une bulle dans le secteur de l'IA ou si cette croissance phénoménale est le reflet d'une création de valeur intrinsèque durable.
Avec Nvidia ayant enregistré cette année une hausse de 60% de ses actions et une valorisation frôlant les 2 000 milliards de dollars, ainsi que Microsoft dépassant les 3 000 milliards de dollars de capitalisation, croyez-vous que nous sommes en présence d'une bulle dans le secteur de l'IA ou assistons-nous à une croissance durable reflétant la valeur intrinsèque de ces technologies ?
Nvidia et Microsoft (par le biais d'OpenAI) se positionnent comme leaders dans le domaine de l’IA générative. Leurs parcours boursiers remarquables sont étroitement liés à ce que cette technologie peut offrir au monde. À chaque annonce de résultats, le marché évalue si les attentes ont été satisfaites. Si c’est le cas, leurs actions s'envolent ; sinon, elle chute. Les performances impressionnantes observées révèlent donc que les chiffres publiés ont non seulement validé mais également surpassé les estimations les plus optimistes.
Ce phénomène s’explique par une utilisation croissante d’une IA de plus en plus complexe et sophistiquée. Car si le modèle GPT-3 de 2020 comptait environ 175 milliards de paramètres, GPT-4 de 2023 en recenserait plus de 1 000 milliards et GPT-5 pourrait en dénombrer considérablement plus. Etant donné que les frontières technologiques demeurent à ce jour méconnues, il n’est pas à exclure que les perspectives de croissance de ces titres puissent être encore revues à la hausse.
Si les multiples de valorisation des valeurs tech peuvent paraître élevés, ils doivent être remis en perspective. Nvidia se traite par exemple à 29 fois ses bénéfices de 2024, ce qui est légèrement en dessous de l’indice Nasdaq qui se traite à 32x. Si nous prenons du recul, nous pouvons aussi constater que le « Price Earning to Growth », le ratio plus approprié pour évaluer les sociétés porteuses d’innovation, est de 0,7 pour les Magnificent 7, ce qui est inférieur et plus attractif que celui du marché américain qui se porte à 2,6.
Une bulle correspond par définition à un décalage excessif et injustifié entre la valeur de marché et la valeur intrinsèque d’un actif. Dans le cas du rallye que nous observons, les prix sont soutenus à la fois par des flux de trésorerie concrets et par des perspectives de transformations économiques majeures.
Jensen Huang, le PDG de Nvidia, considère que l'IA a atteint son “tipping point” ou point de bascule, marquant le début d'une révolution industrielle … cette perspective influence-t-elle vos décisions d'investissement dans les valeurs tech aujourd’hui ?
Les modèles que nous expérimentons aujourd’hui étaient déjà opérationnels il y a cinq ans : ils pourraient s’apparenter à la préhistoire de la GenAI. La déclaration de Jensen Huang, en tant qu'initié, est donc d’autant plus intrigante qu’elle pourrait avoir un sens caché. Nous pourrions imaginer que la technologie serait sur le point d’atteindre son palier de développement suivant, c’est-à-dire le stade d’ « IA Générale », où la machine égalerait l’intelligence humaine dans pratiquement tous les domaines.
Cette perspective, qui aurait pu ressembler à de la science-fiction il y a encore un an, constitue pour nous une thématique d’investissement importante. Le moyen le plus immédiat pour s’y exposer est au travers des géants du numérique. Ces derniers disposent de la plus grande capacité de financement ainsi que d’un accès privilégié à la donnée. Cela leur permet notamment d'intégrer la technologie dans une gamme variée de services, tels que le cloud, les assistants personnels virtuels comme Siri (Apple) et Alexa (Amazon), ou encore les ChatBots comme ChatGPT (OpenAI/Microsoft) ou Gemini (Alphabet).
L’investissement en capital-risque non coté est également pertinent car de nombreuses start-ups ont émergé dans le sillage de la technologie et visent à proposer des solutions innovantes. Elles peuvent se concentrer sur une expertise spécifique, comme MidJourney avec la génération d'images, ou bien cibler un secteur d'activité, comme la startup luxembourgeoise Wizata qui utilise l'IA pour optimiser la production industrielle de ciment et d'acier. Ainsi, bien que ces investissements présentent un risque plus élevé tout en étant moins liquides, leur potentiel de croissance peut s’avérer particulièrement important.
Comment devrions-nous anticiper l’évolution de l'IA au sein de l’économie dans les prochaines années, en particulier en tenant compte des cycles historiques observés dans d'autres révolutions industrielles ?
L'intelligence artificielle a le potentiel d'automatiser un large éventail de tâches répétitives, libérant ainsi les employés pour des activités à plus haute valeur ajoutée. En raison des gains de productivité que cela pourrait offrir aux entreprises, de nombreux domaines d’activités connaîtront de profondes mutations. C’est par exemple le cas de l’éducation, de la création de contenu, des diagnostics en santé, du développement informatique ou encore des services financiers. Sur le long terme, il pourrait résulter en une augmentation annuelle du PIB mondial de 1,2%, selon une étude récente de McKinsey.
La principale inconnue de cette révolution industrielle est la durée nécessaire à l’économie pour intégrer ce progrès, car si 82% des dirigeants d’entreprises sont convaincus que l’IA aura un impact positif sur leur activité, seulement 36% seraient prêts à y investir massivement, selon une étude de Kearney. En effet, le financement de l'IA représente un coût élevé, avec des budgets fréquemment estimés à 100 millions de dollars pour couvrir l'entraînement des modèles et leur déploiement au sein de grandes entreprises.
A cela s’ajoutent les nombreuses incertitudes associées au caractère encore inexploré et imprévisible de ce nouvel outil telles que son obsolescence rapide, les risques de fuites de données, les coûts imprévus, les incertitudes quant à la future régulation, ainsi que le phénomène des « hallucinations » (lorsqu’un ChatBot délivre des réponses absurdes tout en certifiant leur exactitude) qui pourrait nuire à la réputation de leurs services.
Ainsi, les entreprises ont pour le moment quelques raisons de ne pas se presser à investir dans cette technologie. Cependant, l’étude des cycles historiques observés lors des précédentes révolutions industrielles montre qu’au fil du temps, celle-ci deviendra plus abordable et ses bénéfices plus compréhensibles. De plus en plus d’entreprises emboiteront le pas et les téméraires premières entrantes bénéficieront d'avantages concurrentiels.
Alan Greenspan avertissait sur l'“exubérance irrationnelle” en décembre 1996 avant l'éclatement de la bulle Internet en mars 2000. Faut- il envisager une éventuelle correction ou “krach de l’IA” à court terme ou est-il encore temps de capitaliser sur la croissance actuelle ?
La fin des années 90 a été marquée par l’introduction en bourse de nombreuses sociétés qui ne généraient aucun bénéfice. Contrairement à cette période, les grandes valeurs technologiques de l’IA d’aujourd’hui sont stables et rentables. Un krach massif similaire à celui de 2000 apparaît donc peu probable.
Une prudence doit cependant être adoptée par rapport à la psychologie erratique des marchés. Les investisseurs sont parfois affectés par des biais cognitifs qui altèrent leur jugement. Le cerveau humain a naturellement tendance à établir des liens de causalité fallacieux, ce qui l'amène à croire qu'une bonne nouvelle lors d'une publication en entraînera une autre. Aussi, le simple regret de ne pas avoir détenu les titres gagnants des derniers mois peut pousser à des achats aveugles et potentiellement au pire moment. Ceci se traduit par une volatilité parfois marquée et des mouvements d’ampleur autour des dates clés. Par exemple, la veille de la dernière publication de Nvidia, le marché anticipait une réaction boursière, à la hausse ou à la baisse, de 10%.
Bien qu’elle ne soit pas nécessairement irrationnelle, nous faisons face à une forme d’exubérance propre à la psychologie humaine et aux marchés financiers. Celle-ci pourra offrir des points d’entrée intéressants pour les investisseurs qui souhaitent s’exposer à cette mégatendance inédite.
Face à ces valorisations extraordinaires et à la volatilité potentielle du marché, comment gérez-vous les risques associés à ces investissements et quelle stratégie adoptez-vous pour équilibrer croissance et stabilité ?
Depuis l’année dernière, deux sujets majeurs ont insufflé la direction des marchés : l’inflation et l'intelligence artificielle. Contrairement à l’inflation qui affecte l'ensemble du marché, l'IA est presque exclusivement l'affaire des géants du numérique. Les Magnificent 7 ont en ce sens surperformé le S&P 500 de 123% sur la période de janvier 2023 à février 2024 et représentent aujourd’hui 30% de sa capitalisation boursière.
Nous considérons la présence de ces valeurs technologiques comme incontournable dans un portefeuille d’investissement. Pourtant, nous demeurons prudents et évitons de les surpondérer de manière excessive. La volatilité implicite des Magnificent 7 suggère que celles-ci pourraient fluctuer de 34% à la hausse ou à la baisse en l’espace d’un an, soit plus ou moins le double de l’indice S&P 500. Par ailleurs, en 2022 lors de conditions de marché adverses liées aux taux d’intérêts, ces mêmes valeurs ont sous performé l’indice de 27%. Il faut garder à l’esprit que dans le cas de déceptions, tant sur la politique monétaire que sur l’IA, ce scénario pourrait se reproduire.
Afin de se prémunir de ce genre de risque, nous demeurons fidèles aux préceptes de la Théorie moderne du portefeuille : la diversification reste fondamentale pour tout investissement. Un portefeuille suffisamment équilibré est la clé pour atteindre un rendement optimal tout en minimisant le risque. De plus, l'IA s’installera rapidement au-delà des grands noms technologiques, ce qui entraînera une redéfinition du paysage concurrentiel au sein de chaque secteur.
L'entretien approfondi avec Timothee Au Duong offre un éclairage complet sur les défis et les opportunités dans l'ère de l'IA financière. Alors que les marchés évoluent dans un paysage complexe, les investisseurs sont incités à adopter une stratégie éclairée, à naviguer avec prudence, et à envisager l'IA comme une mégatendance prometteuse aux multiples facettes.