Bolero fête ses dix ans en 2024, quelle analyse avez-vous tout d’abord de l’évolution du métier de sélectionneur ?
Une décennie qui a passé comme l’éclair ! J’ai créé Bolero Capital lors de mon retour de Suisse où j’avais travaillé pendant six ans en tant que Stratégiste et gérante de fonds auprès d’un Family Office génevois. Une migration helvétique qui faisait suite à 20 années d’expérience dans la gestion d’actifs sur la place de Luxembourg.
Bolero Capital a pour objectif de fournir de la recherche indépendante au niveau macroéconomique, allocation d’actifs et sélection de fonds à l’attention de clients professionnels exclusivement. La sélection de fonds fait partie d’une approche globale en matière de solutions d’investissements. J’ai depuis toujours eu la conviction qu’une approche macro “top-down” était le meilleur moyen pour construire des portefeuilles à même de naviguer les cycles économiques. Il est en effet largement reconnu que 70 à 80% de la performance d’un portefeuille est déterminée par l’allocation d’actifs et dans une moindre mesure par la sélection des valeurs. L’objectif est donc d’évaluer l’attractivité du contexte économique pour déterminer la prise de risque et donc l’allocation globale du portefeuille. A cela s’ajoute évidemment l’analyse fondamentale des différentes classes d’actifs ainsi que leur niveau de valorisation Ajuster la composition d’un portefeuille en fonction des cycles économiques permet d’en réduire la volatilité. L’histoire récente, avec la pandémie COVID, nous a de nouveau prouvé que l’allocation géographique et sectorielle et un élément clé dans la sur-ou sous-performance d’un portefeuille.
Une fois l’allocation définie, commence la sélection des fonds susceptibles de fournir l’exposition souhaitée. Pour ma part, la sélection de fonds n’a pas fondamentalement changé depuis 10 ans, dans la mesure où elle reste basée sur une analyse qualitative et quantitative. L’univers des fonds, quant à lui, a fortement augmenté. Alors qu’il y a dix ans, on estimait que l’offre de fonds, particulièrement en Europe, était trop fragmentée et qu’une consolidation était nécessaire, nous avons assisté à une explosion de nouveaux fonds, notamment des fonds thématiques liés à la transformation énergétique et la préservation de l’environnement, sans compter les sous-thèmes liés à la technologies (Cloud, cybersécurité, intelligence artificielle etc.). L’analyse des fonds s’est complexifiée avec les nouvelles réglementations liées à la durabilité et l’intégration des facteurs ESG dans le processus de gestion. Les critères de durabilités ne sont pas nécessairement identiques pour tous les fonds et la dénomination de certains fonds thématiques durables prêtent parfois à confusion. Il est donc très important de bien analyser le contenu du portefeuille pour en déterminer l’exposition et par conséquent le risque. La classification SFDR des fonds en article 8 et 9, ainsi que les rétropédalages de certains gérants, a mis en évidence un certain greenwashing, semant la confusion parmi les investisseurs.
Dans un portefeuille classique, je reste pour ma part à l’écart des fonds thématiques, car soit ils sont trop concentrés et par conséquent très volatiles, soit ils ont un spectre d’investissement très large, couvrant plusieurs secteurs qui peuvent réagir différemment en fonction des cycles. Je préfère donc rester avec une allocation géographique et sectorielle traditionnelle en choisissant des fonds purs dans chaque classe d’actifs (building blocs). Je pourrai néanmoins conseiller certains fonds thématiques pour des allocations satellites à la demande du client.
Sur les analyses macro, comment compenser la faible visibilité sur les marchés aujourd’hui, mais aussi le poids croissant du contexte géopolitique ?
La nervosité qui plane actuellement sur les marchés provient en grande partie de l’incertitude liée aux politiques des banques centrales dans les prochains mois. Au cours de ces douze derniers mois, j’ai maintes fois répété que les marchés étaient trop optimistes dans leurs attentes de coupes de taux, en raison d’un marché de l’emploi très tendu et de la dynamique des services compensant la faiblesse du secteur manufacturier, toujours en récession. Lors du dernier forum de politique monétaire organisé par la BCE au début juillet au Portugal, le président de la Fed Jerôme Powell et la présidente de la BCE Christine Lagarde ont réitéré leur manque de certitude sur la trajectoire de l’inflation qui reste élevée, soutenue notamment par une hausse importante des salaires. Les discours plutôt “hawkish” (faucons) des banquiers centraux contrastent avec les attentes optimistes des marchés sur les prochaines baisses des taux, et des déceptions ont déjà conduit à des corrections de marchés en Septembre l’année dernière et en Avril cette année. Les derniers chiffres économiques pointant sur un ralentissement de l’économie américaine et européenne assombrissent un peu le scenario tant attendu du soft landing, compliquant encore davantage les décisions des banquiers centraux qui craignent d’en faire trop ou pas assez. Les éléments de support pour les marchés actions proviennent davantage des attentes bénéficiaires, lesquelles restent pour le moment bien orientées avec des estimations revues à la hausse. Selon le consensus LSEG/IBES au 01/07/24, les bénéfices des sociétés américaines devraient augmenter de 9.87% en 2024 et 13.65% en 2025. En Europe, les bénéfices sont attendus en hausse de 3.71% en 2024 et 10.18% en 2025. Si les attentes des analystes s’avèrent correctes, les marchés actions devraient continuer de progresser. Une correction cet été n’est pas exclue, mais elle devrait s’avérer limitée et de courte durée, car d’énormes liquidités persistent dans le marché en attente d’opportunités d’achat. Le potentiel d’appréciation des marchés semble néanmoins modéré. Des taux longs élevés pour longtemps risquent de peser sur les valorisations. Les énormes besoins en financement nécessités par la transition énergétique, la relocalisation et réindustrialisation des pays occidentaux, le vieillissement de la population, les investissements en intelligence artificielle sont autant de facteurs susceptibles de peser sur les taux longs. Les tensions géopolitiques en Ukraine et Moyen Orient et la guerre commerciale/technologique entre les Etats-Unis et la Chine ne font qu’aggraver les risques d’inflation et de potentielles ruptures d’approvisionnement. Les élections américaines étant imprévisibles, il semble vain de vouloir parier sur l’un ou l’autre scenario. La diversification reste donc le maître mot en matière de gestion des risques.
Vous restez une adepte et spécialiste de la gestion active, avec un univers de 300 fonds environ ?
La gestion active de convictions a toujours fait partie de mon ADN. Elle peut néanmoins s’articuler en combinant des fonds actifs et passifs pour atteindre le niveau de risque recherché. Des ETFs passifs sur indices représentent globalement 30% de mes portefeuilles modèles, voire plus si le contexte économique et financier est incertain. J’évite en général des fonds agressivement “croissance” ou “valeur” pour me concentrer davantage sur des fonds “blend” flexibles et dynamiques, qui ont tendance à mieux naviguer les cycles avec moins de volatilité. Je dirais même que cette tendance s’est accrue depuis la crise Covid. Ces quatre dernières années ont été très instructives et révélé/confirmé les gérants actifs capables de générer de l’alpha en cas de stress sur les marchés. Au fil de vingt-cinq années de conférences, webinars et rencontres avec des gérants, j’ai compilé un univers de 300 fonds répartis dans toutes les classes d’actifs traditionnels (actions, obligations) par région et par secteur, dans lequel je puise pour définir ma » short list » qui servira de base pour la construction des portefeuilles.
On en revient aux vertus de l’indépendance et au plaidoyer pour des architectures plus ouvertes, comment percevez-vous le dynamisme des family offices aujourd’hui, un segment dont vous êtes très proche ?
Un family office a pour vocation d’accompagner le client dans toutes les problématiques liées à son patrimoine, de façon indépendante, professionnelle et personnalisée, tout en veillant à garantir l’absence de conflits d’intérêts. En optant pour le travail en architecture ouverte, un family office dispose d’un avantage compétitif par rapport à certaines banques qui ont parfois tendance à privilégier leurs fonds internes, pour des raisons de rentabilité ou autres. Offrir une gamme diversifiée de fonds, provenant de différentes sociétés de gestion, permet de maximiser les opportunités d’investissements et de répondre au plus près aux besoins et objectifs spécifiques du client, sans pression extérieure. Les family offices ont évolué de manière significative ces dernières années pour s'adapter à un environnement financier en constante évolution. On observe une tendance croissante vers une approche plus institutionnelle de la gestion de patrimoine, avec une attention accrue portée à la gestion des risques, à la diversification des actifs et à la transparence des investissements pour aller au-delà de la simple consolidation d’ actifs. Les family offices doivent également jongler avec l’intérêt croissant des clients pour des investissement durables et des solutions concrètes pour financer la transition énergétique et combattre les effets des changements climatiques, ce qui nécessite des analyses et des compétences plus étendues qu’auparavant. L’appel à un consultant externe, comme Bolero Capital, s’avère parfois utile pour compléter les ressources internes du family office.